La multiplicité des définitions de la permaculture qui coexistent aujourd’hui complexifie sa délimitation, mais elle est aussi le signe du dynamisme des communautés qui s’en prévalent, la diffusent et la concrétisent, et ce faisant, l’adaptent et en renégocient le sens. Depuis sa conceptualisation en Tasmanie dans les années septante par Bill Mollison et David Holmgren, le concept de la permaculture s’est exporté et a inévitablement évolué. Que signifie la permaculture aujourd’hui ? Comment circule-t-elle ? Comment son sens est-il disputé, fragilisé, stabilisé ?
Cette thèse propose de suivre la permaculture en Suisse et au Japon et de raconter, à travers une série de récits, ce qu’elle y motive comme bifurcations, négociations et expérimentations. Ces pays offrent un contraste intéressant, car, bien qu’ayant une histoire différente des relations aux non-humains et d’évidentes spécificités territoriales et pédo-climatiques, ils sont tous deux confrontés aux limites écologiques et humaines de leur système agricole industrialisé et à la nécessité de la transformer à l’aune de ces limites. Un des objectifs était de mettre en lumière les diverses réponses et stratégies proposées par les permaculteurs et permacultrices face à cette situation.
Afin d’analyser les dynamiques par lesquelles la permaculture se concrétise de manière relationnelle et contextuelle, selon des trajectoires de vie, des lieux et des territoires, j’ai fait le choix de l’étudier au prisme de la mésologie. La mésologie, ou « étude des milieux humains », est une perspective développée par le géographe Augustin Berque, qui ambitionne de dépasser les dualismes du paradigme moderne grâce à des concepts radicalement relationnels : milieu, trajectivité, médiance. Elle offre ainsi des outils conceptuels et critiques à même de décrire les fluctuations du sens de la permaculture en fonction des milieux.
Tant la permaculture que la mésologie peut lue comme une quête d’autres milieux – autres que ceux du grand récit du progrès, du capitalisme et de la modernisation écologique, et autres que ceux qui se dessinent à travers l’esthétique d’effondrement brutal qu’évoque l’Anthropocène. Qu’est-ce que ces quêtes engagent comme vision du sujet et expérience de soi ? Afin de faire ressortir leurs implications existentielles, expérientielles et politiques, je propose le concept de « soi mésologique », que j’ai construit en m’inspirant du « militantisme existentiel » de l’économiste hétérodoxe Christian Arnsperger, du « soi écologique » du philosophe Arne Næss et du « militantisme spirituel » de l’autrice féministe queer décoloniale Gloria Anzaldúa.
L’objectif de cette thèse est triple : 1) explorer et conceptualiser une disposition de soi qui arrive à tenir la tension entre reconnexion au milieu et déconnexion au système, en d’autres termes, qui fasse preuve de d’acceptation critique et incarnée ; 2) mettre en évidence ce qui, dans la permaculture, s’apparente à cette disposition de soi, et en quoi cette dernière est motrice d’une transformation des milieux ; 3) mettre en lumière les paysages et frictions que la permaculture fait émerger à travers ces transformations.
L’approche méthodologique est une mésographie – une ethnographie mésologique. Elle consiste en des enquêtes de terrain basées sur de l’observation participante dans une trentaine de lieux et au sein de diverses associations et sur cinquante entretiens semi-directifs avec des pionniers, porteurs de projets et membres actifs.
Les apports principaux de cette recherche sont, 1) de raconter concrètement la permaculture par des « récits de milieux » qui permettent de saisir conjointement des trajectoires de vie et des trajectoires de lieu ; 2) de donner à voir, à travers des « récits de frictions paysagères », les opportunités de, et les obstacles au changement que chaque territoire apporte ; 3) de situer le « soi mésologique » à l’interface entre la critique existentielle du système dominant et une attention et un prendre-soin renouvelé aux vivants.